EN ROUTE Estants
doncques, par la grace de Dieu, partis, moy et un mien amy, le 14
d'octobre 1631, à 5 heures et demie du matin, de Paris,
par la porte Saint Michel, nous arrivâmes à 7 heures
à Ville-Juifve, qui est un gros village, là où
ne ne busmes point, ne pensant pas au chemin que nous avions encores
à faire sans trouver de village, car nous eusmes encore ceste
grande traite de Longboiau à parfaire (laquelle contient
trois bonnes lieües) sans boire ny manger, enfin nous trouvasmes
le bout avec plusieurs regrets et soupirs de n'avoit point beu à
Ville-Juifve, et entrasmes entre 10 et 11 dans le vilage de Juvisi
dedans lequel, en récompense de ceste grande faute que nous
avions commise, nous nous espargnâmes pas, car, en despit
de cela, nous allasmes loger à la meilleure hostellerie qu'il
y eust point desdans le vilage, qui est assez gros et quasiment
farcy de cabaretz. Nous
partîmes de ce lieu environ sur le midi et, gaignant toujours
pays, nous allasmes passer une petite rivière qu'on nomme
Ivette, et alasmes à Rist. De Rist à Saint-Just, et
de Saint-Just nous arrivames entre 3 et 4 à
Essonne, où nous busmes un coup fort gaillardement à
la santé l'un de l'autre. Nous en partismes à 5 heures
et passâmes la rivière qu'on nomme Some (l'Essonne),
pour venir coucher à Ponthierry, qui en est éloigné
de deux lieües; là, nous nous traictames en honestes
gens et nous alasmes après cela coucher. Le
lendemain busmes un doigt de vin à la santé des compagnons,
mangeasmes morceau de pin et un oeuf frais sans dire mot à
personne ; après cela nous nous armasmes chascun d'un baston,
et allasmes, entre 5 et 6, passer le pont sous lequel passe la fameuse
rivière de Saint Sauveur (l'Ecole) et, bien joyeux
d'approcher tousjours de Fontainebleau, nous poursuivismes notre
chemin en ceste sorte, car le malheur fut que nous ne trouvasmes
point aucun vilage sur le chemin, mais il nous falust faire 4 lieües
entières jusqu'à Fontainebleau, sans boire et sans
mangert ; et encores pour nous consoler, nous n'avions devant nos
yeux qu'affreuses et horribles montaignes pleines de grosses pierres
l'une dessus l'autre.....Enfin, sans y penser, nous allasmes quasi
cheoir dans Fontainebelleau... |
FONTAINEBLEAU Là,
notre quidam va constater à ses dépens les conséquences
de la venue de la Cour à Fontainebleau: flambée des
prix et impossibilité de se loger ! Tout premièrement,
nous allasmes gouster s'il y avoit de bon vin en ce lieu...Il estoit
assez bon mais un peu trop salé, car on nous le vendit douze
solds la pinte. Après cela nous allasmes au logis où
demeure Monseigneur le Garde des Sceaux (Monsieur de Bullion,
avec qui il avait à faire mais qui était allé
à son conseil). Son portier nous dict que nous allassions
pourmener au chasteau. ...Nous trouvasmes le Roy (Louis XIII)
qui estoit prest de sortir pour aller à la chasse à
Fleury...et le vismes entrer dans son carrosse, jusqu'auquel Monseigneur
le Cardinal (Richelieu) l'accompagna...Ils visitent la
Galerie de François 1er en laquelle estoit pourtraicte
quelque histoire de Dieux mais admirent surtout le Jardin du
Roy et l'Etang des Carpes. A leur retour, Monsieur de Bullion
n'est toujours pas visible. Il faut passer la nuit sur place mais
impossible de trouver place dans une auberge ! Le portier offre
de les héberger mais nous ne serions pas mieux couchez
que lui, c'est à dire sur la paille.. nous allasmes soupper
auparavant à une hostellerie...où nous mangeasmes
partie d'une épaule de mouton qui estoit bien savoureuse...nous
retournasmes à notres giste, qui
fust sur la paille, dedans une étable, au dessus de celle
où estoient les chevaux; nous eumes assez de mal la nuict
à dormir...le lendemin, nous vidasmes quelques bouteilles
ensembles avec les compagnons à cause de la courtoisie qu'ils
nous feirent de nous permettre de coucher dedans leurs palais;
Après avoir réglé leurs affaires avec Monsieur
de Bullion, ils retournent au Jardin de la Reine : au mitan
se veoit une très belle et rare fontaine où Diane
y préside, accompagnée d'un grand cerf et de ses chiens
de chasse qui jettent de l'eau par plusieurs endroits...Mais
ils admirent surtout, dans la Galerie des Cerfs, les trophées
de la chasse royale ! Enfin, après un dernier tour
dans les jardins et la visite du jeu de paume, aiant dict adieu
à Fontainebelleau, nous en partismes environ sur le midy... |
SUR LE CHEMIN DU RETOUR ...
nous nous en retournasmes par un autre chemin car nous vinsmes,
après avoir passé deux lieües de forêt
à Chilly (Chailly), de Chilly à Orgenoist,
d'Orgenois à Pringist, de Pringist à Géonville
(Jonville) où nous busmes un coup ; là est
une source d'eau claire en forme ronde qui est très agréable
à veoir.Quant à la structure, elle ne doit rien à
personne, si non à la nature. Son eau est si belle et si
claire qu'elle m'a invité d'en boire, laquelle j'ai trouvé
fort bonne... De Géonville, nous nous arestames au Plessy
pour coucher; nous arrivasmes en ce lieu sur les six heures, après
avoir fait cinq lieues depuis Fontainebelleau; là, nous nous
traitasmes assez bien et mangeames un morceau de beuf, des noix,
du raisin et beûmes d'assez bon vin, puis nous allasmes nous
coucher. Le voyage se continue par Essonne et Juvisy où
nous nous traictasmes fort bien
car nous mangeasmes une omelette de six oeufs, puis une salade de
betrave et de chiquorée, puis du fromage et des noix; nous
y busmes d'assez bon vin qui nous cousta six solds. Après
Longboiau et Ville-Juifve...nous fismes voile droict vers Paris
où nous arrivasmes sur les 4 heures et demye, un peu fatigués
du chemin....Notre logis (à cause de cette longue absence)
nous sembla tout changé...Ayant beu un doigt de vin, nous
allasmes nous reposer. Au reste, je vous diray que je n'ay eu
aucune mauvaise fortune en mon voyage mais, au contraire, toujours
beau temps, point trop de chaleur; enfin, j'en suis revenu à
mon honneur et en aussi bonne santé qu'avant de partir..
A Dieu vous recommande. De
Paris ce trentiesme octobre 1631. |